• 1935

    Benjamin Gregor

     

    J’ai quitté ma famille, je les ai laissés, abandonnés ? Ce n’est pas ce que je souhaitais, mais je n’ai pas eu d’autres choix. Mon contrat au Japon était terminé et j’étais appelé ailleurs. J’aurais probablement pu demander une dérogation, afin de rester auprès des miens, mais le poste que l’on m’avait proposé était trop important pour que je le refuse. Mikoto n’a d’abord pas été très heureuse, car cela signifiait pour elle, s’occuper des enfants, seule. Mais elle s’est finalement résignée, comprenant qu’on ne pouvait faire autrement. Jusqu’au bout, elle a tout de même essayé de me dissuader de partir, cependant au moment du départ, elle m’a longuement serrée dans ses bras avant de me laisser monter sur le bateau qui devait me ramener en France.

    Subaru est malade et je sais que cela ne sera pas une tâche facile pour elle, mais si j’ai décidé de partir, c’est aussi pour pouvoir trouver un remède à sa maladie. Le vaccin que j’ai testé sur lui n’a pas donné les résultats escomptés, même si j’ai noté une légère amélioration. Je ne sais pas si cela va durer ou non et je dois avouer que je ne me sens pas capable de le voir souffrir à petit feu comme j’ai vu mon frère Samuel, il y a quelques années de cela. Finalement, j’ai pris la fuite, je crois. Je suis un lâche qui n’assume pas, sous couvert de recherches qui n’ont pour l’instant mené à rien. Pourtant, je me raccroche tout de même à ce mince espoir qu’un jour, je puisse sauver ma famille.

    -         Pourquoi tu n’es pas resté là-bas ? demande mon frère alors que je viens à peine d’arriver dans la maison de notre enfance qu’il occupe avec sa femme Nathalie et ses jumeaux Alice et Guillaume.

    -         Vraiment très agréable la manière dont tu m’accueilles petit frère, dis-je d’un ton narquois. Je m’imaginais des retrouvailles plus chaleureuses.

    Il penche la tête avec une moue boudeuse. Il se sent à la fois coupable et satisfait de son petit effet. Il a toujours été le plus sérieux de nous deux, c’est lui qui a porté notre famille à bout de bras alors que moi j’ai toujours fait ce que j’ai voulu sans me préoccuper des autres.

    -         Parce que tu es étonné ? dit-il sans se démonter.

    -         Pas vraiment. J’imaginais bien ta réaction, toi qui as toujours fait passer la famille avant tout le reste.

    -         Et tu crois que j’ai tort ?

    -         Probablement pas, dis-je avec un sourire amer et triste.

    Nous nous regardons alors qu’il prend mes affaires sans ménagement afin de les déposer dans un coin. Il est franchement en colère, mais je sais bien qu’il finira par s’apaiser. Il a toujours été ainsi. Il n’est pas du genre à rester fâché bien longtemps.

    -         Tu n’en fais toujours qu’à ta tête, Benjamin, dit-il sans me regarder.

    -         Je sais. Dis-moi, s’il n’y a personne à la maison, c’est parce que tu voulais me sermonner sans témoin ? Je m’attends au pire.

    -         Pas besoin que ma femme et mes enfants assistent à notre querelle.

    -         Querelle ? Je ne suis pas venu ici pour me disputer avec toi, Thomas. Je voulais juste te revoir, voir ta femme et tes enfants avant de repartir.

    -         Repartir ! répète-t-il.

    -         Oui.

    -         Quand ?

    -         Dans trois mois. Mais je ne pense rester ici que deux mois, ensuite, je devrais me rendre à Paris à l’institut, avant de partir pour Brest et prendre le bateau pour les Etats-Unis.

    -         Les Etats-Unis, rien que ça ! fait-il d’un ton amer.

    -         Pas la peine de répéter tout ce que je dis. C’est agaçant à la fin, Thomas. Je comprends que ça ne te plaise pas, mais c’est ainsi. J’étais venu ici pour te revoir, mais si tu ne veux pas de moi ici, je peux bien repartir pour Paris immédiatement. Tu n’auras pas à me supporter.

    Il semble prendre conscience de mes paroles et la surprise se lit sur son visage. Il ne s’attendait pas à ce que je réagisse de la sorte, mais son ton condescendant a fini par m’énerver pour de bon. Nos regards se croisent. Ses yeux dorés comme les miens brillent soudain d’une lueur de défi.

    -         Parfois j’ai du mal à te comprendre Benjamin, soupire-t-il avant de s’asseoir sur la chaise la plus proche.

    -         C’est réciproque petit frère.

    -         Il faut dire qu’on est très différent. J’ai du mal à comprendre pourquoi tu n’es pas resté auprès de ta famille. Ta décision me dépasse d’autant plus que je suis persuadé que c’est bien plus qu’un problème de fin de mission et de visa qui expire. Etant marié avec une Japonaise, tu aurais forcément eu des recours pour pouvoir rester là-bas, je me trompe ?

    Il est loin d’être idiot, je l’ai toujours su. D’ailleurs, je n’ai jamais compris pourquoi il était resté ici alors qu’il avait toutes les capacités à faire d’autres choses. Je m’assois en face de lui ne sachant vraiment quoi répondre.

    -         Vu ton silence, il semblerait que je ne me trompe pas. Alors pourquoi Benjamin ? Explique-moi.

    -         On m’a proposé un poste que je ne pouvais refuser, expliquais-je.

    -         Aux Etats-Unis ? et c’est plus important que ta famille ? Il y a bien une autre raison, n’est-ce pas ? Je ne peux pas croire que ce travail soit si important, qu’il se fasse au détriment de tes proches.

    -         C’est le cas, dis-je sans me démonter.

    -         Tu plaisantes ? Non, tu ne plaisantes pas, soupire-t-il. C’est vrai que ce n’est pas la première fois que ça arrive.

    -         Maintenant tu vas me reprocher de vous avoir laissé maman et toi ? Je croyais que tu étais d’accord avec ça ? Et d’ailleurs, personne ne t’a jamais obligé à porter la famille sur tes épaules, tu t’es donné ce rôle tout seul. Tu aurais pu faire autre chose de ta vie, c’est toi qui as choisi de rester ici, même après la mort de maman.

    -         C’est vrai, acquiesce Thomas du bout des lèvres. J’ai choisi cette vie, parce que je ne voulais pas quitter cette maison et abandonner ma famille. J’ai rencontré Nathalie et eu des enfants, pourquoi est-ce que je voudrais partir d’ici ? Ma vie me convient très bien telle qu’elle est, quoi que tu en penses.

    -         Je… je ne voulais pas te vexer, dis-je épuisé par notre conversation. Mais tout comme toi, je ne comprends pas totalement ton choix. Tu aurais pu… faire tellement de choses. Nos professeurs misaient tellement sur toi et tu as préféré rester garçon de ferme.

    -         Peu importent les espoirs qu’ils avaient pour moi, dit Thomas. Je ne regrette rien. J’aime cette maison et ma famille. Je suis ravi d’avoir pu sauvegarder l’endroit où nous avons vécu durant notre enfance. Et quoi que tu en penses, tu seras toujours le bienvenu ici. Cette maison reste la tienne aussi.

    -         Ce n’est pas l’impression que tu m’as donné en arrivant.

    -         C’était juste pour te bousculer un peu, Benjamin. Je ne voulais pas que tu crois que tu pourrais revenir en grand seigneur et penser que ce que tu avais fait était normal.

    -         Je sais que ça ne l’est pas, dis-je en me levant avant de lui tourner le dos. J’ai conscience de ce que j’ai fait et ne crois pas que ça me fasse si plaisir que ça d’avoir abandonné ma famille. Mais… je ne pouvais me résoudre à rester là-bas.

    -         Pourquoi ?

    -         Subaru est malade. J’ai tout fait pour le guérir, je pensais… avoir trouvé, mais… malgré une amélioration, je ne suis pas sûr qu’il survive bien longtemps.

    -         Alors… si j’ai bien compris, tu es parti parce que tu ne voulais pas voir souffrir ton fils ?

    J’entends Thomas se lever et s’approcher de moi. Je ne suis pas certain de vouloir de sa compassion, même si je sais qu’à cet instant, il me comprend parfaitement.

    -         Ça a été très difficile avec Samuel, tu le sais mieux que quiconque, c’est toi qui est resté jusqu’au bout avec lui. Je ne voulais pas… le voir souffrir comme notre frère, c’est égoïste de ma part, j’en ai conscience, j’ai fui encore une fois. Je suis un lâche, mais il est trop tard pour revenir en arrière.

    -         Pourquoi tu dis ça ? Si tu le voulais, tu pourrais rentrer au Japon et aider ta famille.

    -         Je ne peux pas, c’est trop tard, dis-je. Je suis ici, et j’ai accepté le poste aux Etats-Unis, je ne peux plus revenir en arrière. Mon contrat est déjà signé. Même si j’ai eu tort d’avoir laissé ma famille, je suis aussi persuadé qu’aller là-bas ne pourra être que bénéfique pour moi. Ils ont des installations beaucoup plus perfectionnées, qui sait si je ne ferai pas des découvertes encore plus importantes ?

    -         Encore tes recherches, soupire Thomas.

    -         Je n’ai plus que ça auquel me raccrocher.

    -         J’imagine que je ne peux plus rien faire pour te convaincre.

    -         Tu n’aurais rien pu faire, petit frère, dis-je en me tournant vers lui avec un sourire triste. Il est maintenant trop tard pour revenir en arrière.

     

    -         Qu’est-ce que tu fais Benjamin ? Tu vas être en retard. Si on ne part pas maintenant, tu risques de rater ton train pour Paris. Pourquoi tu es venu dans le grenier, tu cherches quelque chose ?

    -         Pas vraiment, j’arrive tout de suite, ne t’en fais pas.

    Thomas fait la moue. Il n’aime pas être en retard, c’est pour cette raison, qu’il a prévu de partir au moins une demi-heure en avance. Il savait très bien que je prendrais mon temps et que je partirais au dernier moment sinon. Mais avant de m’en aller de cette maison, j’ai une dernière chose à faire. J’ai passé deux mois ici avec la famille de mon frère et durant ces deux mois, j’ai l’impression d’avoir enfin été à ma place. Thomas n’a plus évoqué ma décision, préférant probablement les bons moments à l’éventualité d’une dispute sur mon choix d’abandonner ma famille.

    Je regarde le coffret à bijoux de ma femme que j’ai emmené avec moi. Je sais que je ne pourrais pas le prendre avec moi aux Etats-Unis, je n’emmènerai que le strict minimum, alors je préfère le laisser ici et pas seulement lui. J’y laisse aussi tout ce que j’ai fait au Japon, je pense que c’est le meilleur endroit où je peux laisser ces objets importants. Je les cache afin que mon frère n’ait pas l’idée de les jeter, mais je sais qu’il ne vient presque jamais ici. Même quand nous étions enfants, il n’aimait pas monter au grenier, parce qu’il avait peur que des fantômes s’y cachent. Je pense qu’il a toujours une appréhension quand il vient dans cette pièce. Je me lève, jette un dernier coup d’œil à l’endroit où j’ai laissé la boite, avant de redescendre et de retrouver mon frère qui s’impatiente.

    -         C’est bon, je suis là, dis-je.

    -         Je peux savoir ce que tu faisais ? demande-t-il.

    -         Je me rappelais le passé, dis-je avec un sourire énigmatique.

    -         Tu crois que c’est le moment ?

    -         Je pense que c’est le meilleur.

    Thomas bougonne, et je ne peux m’empêcher de sourire. Il est vraiment trop sérieux. Je fais mes adieux à sa femme et ses enfants avant que nous prenions la route pour la gare de Sens. Je regarde une dernière fois derrière moi, des années seront sûrement passées avant que je ne revoie cette maison… si je la revois un jour.

     

    Je suis sur le bateau qui doit m’emmener aux Etats-Unis. Le voyage est long et beaucoup de gens sont malades, malgré le confort du bâtiment. Le mal de mer ne me touche pas, ce n’est pas comme si c’était la première fois que je voyageais. J’ai pratiquement fait le tour du monde. James Martin, mon meilleur ami est à mes côtés et il semble un peu moins frais que moi, probablement parce qu’il a un peu trop bu hier soir.

    -         Je sens la terre, dit-il.

    -         Tu sens la terre ? me moquais-je. Ne serait-ce pas plutôt parce que le capitaine t’a dit que nous allions arriver aujourd’hui.

    -         Tu le sais ? dit-il déçu. Moi qui pensais t’impressionner.

    -         Dommage pour toi, dis-je avec un sourire.

    -         Dire que dans quelques heures, nous serons dans le nouveau monde. J’ai du mal à y croire, surtout qu’il y a encore quelques mois, nous étions de l’autre côté de la Terre.

    -         C’est vrai que c’est incroyable.

    Le silence s’installe quelques instants et nous regardons l’horizon, chacun espérant apercevoir la terre avant l’autre.

    -         Tu ne regrettes pas ? m’interroge finalement James.

    -         Regretter quoi ?

    -         D’avoir quitté le Japon, ta famille.

    -         Tu ne vas pas me sermonner toi aussi ?

    -         Loin de moi cette idée, se défend-t-il. Je te connais maintenant, je n’ai pas envie de me disputer avec toi.

    -         Alors pourquoi tu me poses la question ?

    -         Je ne sais pas… pour parler. Mais, tu sais, j’aurais compris que tu restes là-bas, ça aurait été normal. Que moi je parte, ce n’était pas gênant, je n’ai pas de famille, mais toi…

    -         James, ne commence pas. C’est une chance inouïe qui s’offre à nous. Je ne pouvais pas la rater.

    -         Moui, si tu le dis.

    Je sais qu’il n’est pas très convaincu. Tout comme mon frère, il ne comprend pas totalement ma décision. Cependant, je sais très bien que jamais il n’ira contre ma volonté, et s’il a accepté lui aussi ce poste, c’est probablement parce que j’étais là également. Sinon, je pense qu’il serait juste rentré en France et aurait continué ses recherches à l’Institut.

    -         Ca y’est, dit-il, on voit la terre. Mon ami, l’Amérique est à portée de vue. C’est une nouvelle vie qui s’annonce pour nous.

    -         Une nouvelle vie ! répétais-je alors que je prends enfin conscience qu’il n’est plus possible de faire machine arrière.

     

     


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