• Chapitre 3

    Au cours des vacances scolaires, mes parents m'avaient emmené au bord de la mer, mais je restais inexorablement au bord de l'eau, même si papa m'encourageait à me baigner complètement. Je jouais toujours avec le sable, au moins, ça ne faisait pas trop travailler ma mémoire. Ce que je détestais par-dessus-tout, quand nous partions, c'était les excursions et les sorties avec des guides, qui nous assaillaient d'explication sur ce que nous voyions. C'était pour moi, une torture, parce que je savais que je me souviendrais de tout. J'essayais souvent de rester derrière le groupe, ne faisant que regarder les architectures, sans pour autant écouter notre guide.

    Je me souviens d'ailleurs, cet été là, être resté devant une statue pendant près d'une heure, sans bouger. Mes parents n'avaient même pas fait attention que je n'étais plus avec eux. Pourtant, ils m'avaient retrouvé assez facilement. Ils s'étaient sentis gênés, je l'avais bien vu et ils avaient eu peur, mais maman m'avait serré contre elle, soulagée de m'avoir retrouvé.

    -Pourquoi tu n'as pas suivi le groupe ? M'a-t-elle demandé.

    -Je regardais la statue.

    Elle avait regardé la statue de cette femme à moitié nue, je me souviens encore l'expression de tristesse sur le visage de cette statue, comme si elle avait perdue quelque chose de précieux. Je m'étais imaginé toute sorte de scénario, afin de comprendre pourquoi le sculpteur avait voulu en faire une femme triste. J'avais pensé dans un premier temps, qu'elle avait perdu une personne qu'elle aimait et c'était la chose la plus probable qui m'avait traversé l'esprit.

    Après ça, maman avait décidé de me tenir la main pour ne plus me lâcher et je regrettais de ne pas être resté plus longtemps à observer cette statue. Un peu plus tard, je l'avais dessiné aussi bien que je m'en souvenais. Je ne pensais pas être très doué en dessin et c'est un de mes professeurs un peu plus tard, qui m'a dit que j'avais du talent. Mais durant cette période, je ne dessinais que pour me vider la tête. Représenter des choses qui m'avaient marqué me permettait de me vider la tête ou plutôt me soulager l'esprit. Parce que je me souviendrais toujours, c'est inévitable.

    Ma première année de collège fut un véritable fiasco, je crois que je ne m'étais jamais senti aussi seul de ma vie. Il y avait encore plus de monde, donc plus de gens à se souvenir, donc plus de maux de têtes. J'étais perdu avec tout ce que j'apprenais et les élèves me fuyaient presque comme la peste. Cette fois, ce n'était plus à cause de mon comportement, mais c'était aussi à cause de mon physique. J'étais plus petit que la moyenne, gringalet, ils trouvaient tous mes yeux bizarres, parce qu'ils sont dorés. J'ai presque regretté de ne pas porter de lunettes pour les cacher. Mais je crois que ça aurait été pire.

    Enfin bref, la seule personne qui me consolait était encore et toujours Alexandre, mais je sentais qu'il s'éloignait de plus en plus de moi. Nous ne grandissions pas de la même manière et lui s'épanouissait bien plus que moi. Il jouait dans une équipe de foot en dehors de l'école et je ne le voyais plus beaucoup.

    Quant à moi, je passais mon temps, avec mon carnet à dessin. Et pendant les récréations, je le sortais souvent. Je me mettais dans un coin de la cour, à l'abri des regards et je dessinais ce que je voyais. Ca pouvait aller des élèves qui jouaient dans la cour, au paysage qui changeait chaque jour. Puis, quand l'inspiration me manquait, je me replongeais dans mes souvenirs pour les dessiner. J'ai fait des centaines de dessins durant mon année de sixième, je les mettais dans une pochette pour ne pas les abîmer et ils étaient classés dans l'ordre, comme mes souvenirs.

    Un jour de janvier, alors que je dessinais assis par terre, dans le froid de l'hiver, Alexandre était venu vers moi, essoufflé après avoir tapé dans le ballon pendant près de dix minutes. C'était pendant la pause de midi.

    -Tu ne veux pas venir jouer avec nous ? Il nous manque un joueur.

    -Non, merci, je ne suis pas très doué. Je vous ferais perdre.

    -Allez, Raphaël. Sors un peu de ton coin. Tu devrais t'amuser un peu plus.

    -Je n'en ai pas envie.

    -T'es lourd, quand même. Après, il ne faut pas t'étonner que les autres te rejettent.

    -Ils me rejettent parce que je suis différent, ils ont peur de moi.

    -Mais, toi tu ne fais rien pour les encourager à t'apprécier.

    -Ce n'est pas comme si je le faisais exprès.

    -Franchement, je te comprends pas. Tu sembles complètement dans ton monde parfois et tu oublies complètement les autres.

    -Tu ne peux pas comprendre ce que je vis.

    -Non, si tu ne m'expliques pas, je ne risque pas de comprendre.

    -C'est compliqué.

    -Essaie quand même, je suis pas si bête.

    -Non, j'en ai pas envie.

    -Eh ben, reste dans ton coin.

    Il était parti en colère. Et je m'en étais voulu de ma réaction. Peut-être à ce moment là aurais-je dû lui expliquer ce qui se passait, mais j'avais eu l'impression qu'il n'aurait pas compris ma situation, alors je me suis tût. Pourtant, je l'ai regretté, parce que durant les mois qui suivirent, il ne m'adressa presque plus la parole et je me suis retrouvé encore plus seul qu'auparavant.

    A la fin de l'année de ma sixième, je me sentais encore plus désespéré et une nouvelle n'allait rien arranger. Mes parents m'avaient demandé de m'asseoir, ils s'étaient assis à mes côtés et je redoutais vraiment ce qu'ils allaient me dire. Je me souviens avoir regardé la pendule accrochée au mur, il était exactement quinze heures douze. J'avais ensuite regardé mes parents, d'abord ma mère, qui semblait perturbée et mon père qui semblait lui, plutôt gêné.

    Nous avons une nouvelle à t'annoncer, a-t-il dit.

    Je savais que ça n'allait pas me plaire et que je me souviendrais toujours de cette conversation. Et franchement, j'aurais préféré que cette scène n'arrive jamais, mais je n'avais pas le choix et je me suis malheureusement ressassé ce souvenir un long moment avant de le digérer.

    -Nous allons devoir déménager, a dit papa.

    -Déménager ? Mais pourquoi ?

    -J'ai été muté pour mon travail. On ne part pas très très loin, mais assez pour que tu changes de collège.

    -Mais… Je n'ai pas envie de partir.

    -Pourtant… a commencé maman. Ce serait peut-être une bonne idée que tu ailles dans une autre école. On a l'impression depuis quelques temps, que tu n'es pas à l'aise à l'école.

    -Mais non, tout va bien, ai-je menti.

    -Tu es sûr ?

    Je n'avais pas répondu, et ils avaient compris tout de suite. Pourtant, je n'avais pas envie de changer d'école, parce que ça signifiait découvrir encore un nouvel endroit et connaître d'autres gens. Ca me semblait inconcevable, parce que je m'étais habitué à mon collège. Pourtant, je n'avais pas le choix et à la rentrée, je me faisais mon entrée en cinquième dans une nouvelle école.

    Cette rentrée scolaire n'a pas été sans difficulté. Je n'avais plus de repaires et j'étais complètement perdu. Je devais tout redécouvrir et pendant plusieurs jours, j'ai eu des maux de têtes horribles. Je repensais à l'été que j'avais passé, je n'avais pas revu Alexandre et je ne lui avais rien dit sur mon départ. Je crois que c'est ce que je regrettais le plus. Mais d'un autre côté, je ne voulais pas voir son visage et être obligé de m'en souvenir pour le restant de ma vie. Pourtant, mes parents m'avaient demandé si je voulais le revoir avant de partir. J'avais refusé et ils s'étaient sentis un peu gênés. J'imagine qu'ils avaient organisé une rencontre avec son père et lui, mais ils n'avaient pas insisté.

    Lors de ma rentrée en cinquième, je n'ai pas eu de mal à me souvenir de mes camarades et deux particulièrement, qui étaient dans ma classe. Des jumeaux. Anaïs et Sébastien, qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Des cheveux châtains, des yeux bleus. Anaïs avait un regard plus amical que son frère et elle était bien plus ouverte que lui. Leurs caractères étaient vraiment à l'opposé, c'était plutôt amusant. Et pourtant leur physique était quasi identique, on aurait pu les confondre, s'ils avaient eu la même coupe de cheveux et si Anaïs n'avait pas eu de poitrine.

    Ils étaient venus vers moi dès le premier jour, Anaïs me posant des tas de questions sur moi, ma date de naissance, pourquoi j'étais venu dans leur collège, qu'est-ce que j'aimais faire en dehors de cours. Je l'avoue, ça m'a fait bizarre la première fois, parce que jamais personne ne s'était intéressé à moi avant… à part Alexandre.

    -Tu es vraiment spécial, Raphaël, a dit Anaïs alors que ça faisait une semaine qu'on se connaissait.

    -Anaïs ! L'a repris son frère.

    -Quoi ? Ce n'est pas un reproche. C'est un compliment. Tu sors de l'ordinaire et je crois qu'on va bien s'entendre.

    -Ah oui ? Ai-je demandé un peu gêné.

    -Bien sûr.

    Anaïs était très enjouée et bizarrement, je n'ai pas douté de ses paroles, parce qu'elle avait dit ces mots avec sincérité. Qu'elle me dise que j'étais spécial, je ne savais pas trop comment le prendre, même si elle m'avait assuré que c'était un compliment. J'ai toujours su que j'étais différent, mais ça m'avait toujours porté préjudice jusqu'ici. Pourtant, ça avait l'air de plaire à Anaïs.

    -Je suis curieuse, a-t-elle dit. J'espère que ça ne te gêne pas ?

    -Je n'ai pas vraiment l'habitude, qu'on me pose des questions.

    -Ah bon ?

    -Oui, je n'ai jamais eu beaucoup d'amis, avant. J'étais souvent seul. Je faisais peur aux autres.

    -Peur ? A dit Anaïs en rigolant. Tu ne ferais pas peur à une mouche. Tu es timide et réservé, c'est sûr. Et j'ai l'impression que tu caches une douleur plus profonde, mais franchement, tu ne fais pas du tout peur. Tu es intéressant, n'est-ce pas Sébastien ?

    -Oui, a simplement répondu Sébastien.

    Sébastien n'a jamais été très bavard, mais j'avais bien vu dans ses yeux qu'il était d'accord avec sa sœur. C'était la première fois que des personnes m'acceptaient tel que j'étais et surtout ils voulaient apprendre à me connaître. J'étais heureux pour la deuxième fois de ma vie.

    -Nous sommes tes amis, maintenant, a dit Anaïs.

    J'avais souris, incapable de lui répondre. Je crois qu'Anaïs par ses paroles, m'avait apporté ce que j'attendais depuis longtemps et pendant des jours, je me suis souvenu de cette conversation. Mes maux de tête s'étaient calmés après cette conversation et j'arrivais à vivre à peu près normalement, ce qui était un exploit pour moi.

    Pendant près de trois ans, je n'ai fait que vivre pour mes amis, Anaïs et Sébastien. C'était les seuls qui me comprenaient et qui ne me jugeaient pas. J'étais heureux malgré mon hyperthymésie qui s'accentuait au fil des années. J'accumulais de plus en plus de souvenirs et de sensations et c'était de plus en plus compliqué de faire le tri afin que je ne m'embrouille pas dans les dates. Parfois j'avais l'impression de revenir des années en arrière.

    Il m'arrivait souvent de me demander quel jour on était et parfois même mes amis se demandaient pourquoi j'agissais bizarrement. C'est un soir d'octobre, alors que nous étions en troisième que je leur ai révélé ce qui m'arrivait.

    Ce jour-là, j'avais fait un blocage sur un souvenir, je me souviens exactement comment c'est arrivé. Je dessinais sur mon carnet à dessin, Anaïs et Sébastien étaient près de moi et Anaïs m'avait raconté une histoire. C'était une histoire plutôt banale, sur une sortie avec ses copines. C'est à ce moment là, qu'elle a entreprit de me poser des questions sur mes amis d'avant. Je n'avais pas mis trop de temps à me rappeler mes souvenirs d'Alexandre, mais j'avais fait un blocage, me revoyant encore enfant, à jouer avec lui et surtout notre dernière dispute.

    -Raphaël, est-ce que ça va ? A demandé Anaïs inquiète.

    Je n'avais pas répondu, trop préoccupé par mes souvenirs. Pourtant, je l'avais parfaitement entendu. Je m'étais soudain recroquevillé. Il y avait trop de souvenirs qui remontaient à la surface et je commençais à avoir mal à la tête. Sébastien s'était approché de moi et avait mis un bras autour de mes épaules.

    -Eh ! Qu'est-ce qui se passe ? A-t-il demandé.

    -Ce… ce n'est rien.

    -Si ce n'est rien, alors pourquoi tu sembles avoir mal. Qu'est-ce qui t'arrive ?

    -Je…

    J'avais relevé la tête pour les observer. Ils avaient exactement la même expression sur le visage. C'était incroyable de voir à quel point ils se ressemblaient. J'avais essayé de remettre de l'ordre dans mes idées, tant bien que mal.

    -On est tes amis, a dit Sébastien. Tu peux tout nous dire.

    -C'est que…

    -On n'a bien compris qu'il y avait quelque chose, a renchérit Anaïs. Ta chambre est remplie de dessin, de tout et de rien et surtout de ce garçon.

    Elle avait désigné un de dessins qui trainait sur la table de chevet. C'est vrai qu'à cette époque, je dessinais beaucoup Alexandre.

    -Alors ?

    -En fait… Eh bien, c'est un peu compliqué à expliquer.

    -Essaie quand même, on peut comprendre, tu sais ?

    J'avais observé Anaïs un moment. Ca me rappelait la conversation que j'avais eue avec Alexandre. Il m'avait dit exactement la même chose et à cette époque, je ne lui avais rien dit de peur qu'il s'éloigne de moi. Mais, cette fois ci, le contexte était différent, et j'avais eue la sensation que je pouvais leur dire. Je leur avais donc expliqué ce qui m'arrivait aussi bien que je le pouvais.

    -Alors, tu te souviens vraiment de tout ? A demandé Anaïs à la fin de mon explication.

    -Oui, tout ce que j'ai vécu, je m'en souviens.

    -Ouah ! Ca doit pas être facile, tu vas avoir la tête qui va exploser si ça continue.

    -Parfois, je me dis la même chose, mais ce n'est pas possible. C'est juste contraignant. C'est pour ça que je dessine.

    -Ah !

    -Oui, le dessin me permet de mettre de l'ordre dans mes idées et d'organiser mes souvenirs.

    -Alors, tu dois en avoir beaucoup de ce garçon, parce que tu en as pleins d'après ce que j'ai vu.

    -Oui, c'est vrai. J'ai beaucoup de souvenirs avec lui et j'avoue que certains sont plus douloureux que d'autres. Si je pouvais oublier… mais je ne le peux pas et c'est frustrant à force.

    -J'imagine, a dit Anaïs. Au fait, comment il s'appelle ?

    -Alexandre. On s'est rencontré en maternelle. C'était mon seul ami à l'époque.

    -Et vous ne vous parlez plus ? Il savait pour toi ?

    -Anaïs, arrête de le harceler avec tes questions, l'a sermonné Sébastien.

    -Ce n'est rien. Non, nous ne sommes plus en contact et je ne lui ai jamais dit ce qui m'arrivait.

    -Pourquoi ?

    -Parce que… je crois que j'avais peur qu'il ne comprenne pas.

    -Ah ! A simplement répondu Anaïs.

    Et la discussion s'était arrêtée là. Mes amis avaient compris ce qui m'arrivait et c'est à cet instant précis que j'ai regretté de ne pas en avoir parlé à Alexandre. Peut-être aurait-il compris lui aussi, mais il était trop tard et j'avais fait le choix de ne plus le revoir.

    Ne plus le revoir, c'est ce que je pensais faire, mais la situation n'était pas si évidente. Quand je suis entré au lycée, je me suis aperçu qu'il allait être difficile de me tenir à mon engagement. Le lycée dans lequel je devais aller, couvrait aussi la zone où j'habitais auparavant. Anaïs, Sébastien et moi, nous retrouvions séparés, n'ayant pas choisi les mêmes options. Cette rentrée a, je crois, été la pire de ma vie. Non seulement, je devais me réhabituer à un nouvel environnement, mais une personne allait complètement bouleverser mon quotidien.


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